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Épisode #49 – Jean-Michel Cazes

Il y a rencontrer de grandes personnes et il y a rencontrer des personnes emblématiques d’une génération du vin. Pour ce 49e épisode du Wine Makers Show, votre podcast sur le vin, je suis parti à la rencontre de Jean Michel Cazes. Propriétaire du Lynch Bages, il est une des personnes les plus emblématiques du vin de Bordeaux depuis des années. Sa rencontre est un véritable témoignage dont je n’ai aucun doute qu’il vous plaira. Bonne écoute.

Est-ce que vous pouvez commencer par vous présenter ?

Jean-Michel : Oui, et bien je m’appelle Jean-Michel Caze. Je suis né à Bordeaux, il y a trop longtemps. Je pense que vous voulez en savoir un peu plus.

Antoine : Je pense, oui. Mais on va creuser.

Est-ce que vous pouvez me raconter comment vous en êtes venu au vin ?

Jean-Michel : Bien sûr. Je suis né dans une famille qui avait des intérêts dans le vin, au moment de la grande dépression des années 30. C’était une époque où le vignoble médocain était en extrêmement mauvais état. Ma famille n’est pas originaire du Médoc, mais de l’Ariège. Mon arrière-grand-père est venu vers 1870-1875 en Médoc comme travailleur saisonnier.

Avec ses camarades, ils lâchaient leurs chèvres pendant l’hiver. Il venait travailler l’hiver dans les vignes du Médoc. C’étaient des spécialistes des plantations. Les Ariégeois, qu’on appelait les montagnoles ici dans la région, étaient connus pour leur habileté à manier la pioche. Ils étaient utilisés, à une époque où le vignoble était en pleine expansion, pour préparer les sols, les plantations, le défonçage. Une opération qu’on fait aujourd’hui avec de grosses machines, des sous-solaises. A l’époque cela se faisait à la pioche. Ils étaient 40, 50. On les alignait et ils piochaient pour préparer les plantations. Ils ont continué après le phylloxéra. Et ils étaient mis à contribution aussi pour les replantations.

Une année, mon arrière-grand-père a décidé de ne pas revenir un été soigner ses chèvres dans la montagne. Il s’est établi à Saint-Lambert près d’ici, en face du château Latour.

Là, il est devenu maraîcher, et il vendait ses légumes au marché.  Il a eu plusieurs enfants, dont mon grand-père. Il parait qu’il était brillant. Mais il a quitté l’école à 11 ans et il a fait plusieurs choses. Il a été apprenti dans une banque quelque temps, et puis il a été ouvrier boulanger.

Il a épousé la fille du boulanger, lui-même ariégeois, et il est devenu boulanger à Pauillac pendant la guerre de 14. Après la guerre, il est revenu avec le grade de capitaine. Ce n’était pas mal, sauf qu’à l’époque l’avancement était rapide. Il y avait tellement de pertes. Puis, il a continué à la boulangerie jusqu’à ce qu’il y a eu un évènement qui a décidé du sort de la famille. En 1924 la boulangerie a brûlé. Ils se sont retrouvés sans boulangerie, sans boulanger.

Donc il a fallu qu’il travaille. Il était un peu paysan sur les bords et il connaissait la vigne. C’était le début de la grande dépression économique. Il est allé voir des propriétaires de vignes qui étaient absents et qui avaient des difficultés. Et donc il leur a proposé de les aider à gérer leurs vignobles. Il s’est mis à gérer des propriétés pour le compte de propriétaires absents, qui étaient à Paris, à Bordeaux ou ailleurs.

Il s’occupait Château Lieujean à côté d’ici, il s’occupait des vignobles de L’île de Patiras, le Château Valrose, un autre à l’île Vincent à Margaux, enfin un certain nombre de vignobles. C’est comme ça qu’il a fait la connaissance du général de Vial qui était le propriétaire de Lynch-Bages à l’époque.

D’ailleurs il n’habitait pas à Pauillac, il habitait à Paris et à Saint-Jean de Luz.  Il avait hérité par sa femme de Lynch-Bages mais il était en faillite. Ça allait très mal, toutes les propriétés étaient en difficultés à cette époque-là.

Pour vous donner une idée de l’étendue du désastre, entre 1929 et 1939, 15 crus classés sur 18 ont changé de main à Pauillac en général parce qu’ils faisaient faillite.

C’était impossible de faire du vin à ce moment-là ?

Jean-Michel : C’était difficile, oui. Et Lynch-Bages était dans ce cas-1933 il a été approché par le général qui lui a proposé de prendre la propriété en fermage en lui disant : « Vous prenez un fermage, je ne vous demande pas de loyer mais vous ne me demandez pas d’argent et vous garderez la vigne en production. ». C’était le deal. Mon grand-père n’a pas voulu le faire tout seul, c’était un gros risque pour lui, donc il s’est associé avec le concessionnaire Peugeot de Pauillac.

Heureusement la première année, il a réussi à trouver un négociant qui lui a acheté la totalité de la récolte. C’est la maison Cruse. Ils lui ont sauvé la mise parce qu’en fait c’est grâce à la maison Cruse qu’il a pu continuer en 34, en 35, etc.

Ensuite le garagiste, ça ne l’intéressait plus et il est parti. Il s’est retrouvé seul. Le général voyant qu’il s’en sortait à peu près, a voulu vendre, il était découragé. Il a voulu vendre à partir de 1936-1937 et pendant plusieurs années il n’a pas trouvé d’acheteur. C’était en vente sur la place de Bordeaux, comme toutes les propriétés étaient en vente. Et on n’a pas idée de l’état dans lequel était le vignoble à cette époque-là.

Finalement il n’a trouvé personne. Il a fini par accepter la proposition que faisait mon grand-père d’acheter la propriété mais pour pas grand-chose. C’était vraiment peu mais il ne gagnait pas d’argent non plus à cette époque-là. Le deal s’est fait, ils ont passé un accord en 1939, juste avant la guerre.

Donc mon grand-père a récupéré Lynch-Bages en 1939. Le général avait vendu tous les meubles, il n’y avait plus rien à l’intérieur de la maison. Mon grand-père voulait la meubler parce qu’il avait peur que les allemands s’y installent en 1940.

A cette époque-là, il y avait à Pauillac l’ancien Château Croizet-Bages dont le vignoble est voisin de Lynch-Bages. Au moment de la crise économique, le propriétaire avait vendu le château pour s’en débarrasser parce que c’était une source de dépenses et pas de revenus. Ce château était resté meublé depuis le propriétaire du dix-neuvième siècle, qui l’avait très bien meublé à l’époque. Ce propriétaire qui s’appelait Julien Calvé, vers 1880, était un peintre assez connu dans la région avait ses tableaux au musée d’art moderne à Bordeaux et il y avait des tableaux de ce Julien Calvé qui n’intéressaient personne en1940. Mon grand-père a acheté l’ex-Château Croizet-Bages, le bâtiment et ce qu’il y avait à l’intérieur pour meubler Lynch-Bages.

Il a transporté tous les meubles 1880 à Lynch-Bages. Moi j’ai vécu toute mon enfance dans les tableaux de Julien Calvé, l’ancien propriétaire de Croizet-Bages. D’ailleurs, on vient de les récupérer pour les mettre dans le nouveau bâtiment qu’on vient de faire, comme quoi, il y a une continuité.

Il s’est retrouvé ici au début de la guerre en 1940. Dans le même temps il a acheté dans les mêmes conditions à peu près les Hauts de Pez à Saint-Estèphe.

Il a essayé d’en vivre, ce qui était très difficile pendant la guerre. Mon grand-père avait quatre fils. L’aîné, qui était une forte tête, s’était engagé dans l’armée française au moment de la guerre du Rife, au Maroc. Quand il est revenu il fallait qu’il fasse quelque chose, et il était devenu agent d’assurances à Dax.

Le deuxième et le troisième avaient fait des études assez brillantes au collège de Blaye, où ils allaient avec la navette. Avec le bateau qui lui faisait la Gironde, quand il était boulanger. Ils ont terminé tous les deux à l’école polytechnique et ils ont fait une brillante carrière dans la banque. Ils ont coupé le contact avec le Médoc. Il faut dire que dans les années 30 ce n’était pas encourageant.

Mon père lui avait l’exemple de ses deux frères aînés et c’était le dernier, il était le quatrième. Ses deux frères juste avant lui avaient fait des belles études et voulait faire les mêmes. Il ne se débrouillait pas mal. Donc il a été sans difficulté jusqu’en mode spécial à Louis Legrand à Paris, où il était au pensionnaire lycée. Là, il a été frappé d’une pleurésie. Il est devenu tuberculeux et il a été rapatrié juste avant de passer les concours.

Il est resté alité plus d’un an. Ensuite il a fallu qu’il redémarre doucement. Il a passé une licence en droit. A 33 ans il n’avait jamais travaillé. Puis il s’est mis à développer un petit portefeuille d’assurances qu’avait créé mon grand-père et il est devenu lui aussi agent d’assurances. Il a développé ce cabinet d’assurances qui est devenu important; il a très bien réussi.

J’allais au lycée à Bordeaux. J’habitais au début chez mes grands-parents. Quand ça été pour moi le moment de choisir une voie, le vin n’était pas une option.

Mon père était agent d’assurances, mon grand-père vivait à Lynch-Bages dans des conditions qui ne me donnaient pas très envie. Aller nourrir les chevaux avec de l’avoine à 5 heures du matin et distribuer le lait des vaches comme je l’ai vu faire toute ma jeunesse, ce n’était pas trop mon truc.

Moi je voulais être médecin parce que j’avais lu un roman à l’époque qui était très célèbre, qui s’appelait « Citadelle », vous n’avez pas connu ça.

Antoine : Non.

Jean-Michel : Ou « La Citadelle », je ne sais pas quoi, de Cronin, c’est un auteur anglais qui raconte l’histoire d’un médecin. C’était enthousiasmant. Je voulais être médecin. Et mon père lui la médecine ça ne lui disait pas trop. Il avait quand même une grande déception de sa propre jeunesse, il me poussait à faire des études scientifiques.

Et puis finalement, il m’a eu en me disant : « La faculté de médecine, rentre le 15 novembre ». Par contre le lycée, où il y avait les classes préparatoires aux grandes écoles rentraient le premier octobre. Et il me disait : « Ecoute passe en math-sup, si ça ne te plait pas tu changeras et au 15 novembre tu fais ta médecine ».

J’ai dit : « Pourquoi pas. ». Et hop, les vacances étaient grandes. Je suis parti au lycée en math-sup et ça m’a plu. Du coup je suis resté et je suis parti à Louis Legrand après. J’ai oublié la médecine et j’ai fait donc une école scientifique. J’ai été collé à l’école polytechnique malheureusement au grand dam de ma grand-mère qui se voyait déjà avec un troisième polytechnicien dans la famille. Je n’ai pas eu cet honneur et j’ai fait l’école des Mines à Paris qui me suffisait bien. Et puis je me suis spécialisé dans la géologie, j’aimais beaucoup la géologie.

Qu’est-ce qui vous animait dans la géologie?

Jean-Michel : Je trouvais que c’était une science passionnante. Puis sur le plan professionnel, c’était en plein des années 50, le futur c’était le pétrole. A l’époque on ne parlait que du pétrole, les gisements du Sahara, Hassi Messaoud, Hassi R’mel, tout ça me plaisait, c’était de l’aventure.

Pas une seconde je n’avais pensé à une carrière dans le vin. D’ailleurs mon père non seulement ne me poussait pas, mais il aurait tout fait pour que je n’y aille pas. On ne se rend pas compte mais pour un jeune à cette époque-là, c’était un échec. Ça ne marchait pas du tout. Je n’y pensais pas quoi.

J’étais parti à 18 ans. En 1953 j’ai quitté Pauillac avec l’idée que je ne remettrais plus jamais les pieds dans ce pays pourri quoi, c’était misérable littéralement.

En sortant des Mines j’ai voulu améliorer ma formation un petit peu. Je suis parti aux Etats-Unis. Je suis allé à l’université du Texas. J’ai fait un diplôme de recherche pétrolière.Puis je suis revenu en France au moment de la guerre d’Algérie. Il fallait que je fasse mon service militaire. J’avais pu choisir l’aviation.

Je ne vais pas vous raconter en détail mais j’ai eu beaucoup de chance. Au lieu de partir en Algérie comme la plupart de mes camarades, j’ai eu la chance d’être pris pour aller au ministère de l’air au service qu’on appelait service de recherches opérationnelles. Je ne savais pas ce que c’étaient les recherches opérationnelles. Il s’est avéré qu’il s’agissait de faire partie des équipes qui allaient installer les premiers ordinateurs que l’armée de l’air avait commandés à la société IBM.

J’ai préparé l’arrivée de ces ordinateurs avec un petit groupe. On les a installés, on les a fait fonctionner, on les a programmés. J’ai démarré les premiers ordinateurs de l’armée de l’air.

C’étaient des machines gigantesques ?

Jean-Michel : C’étaient des machines assez gigantesques, oui. Moins puissantes que celui que j’ai sous les yeux, mais ça prenait une pièce de 100 mètres carrés. Mais c’était quand même miraculeux, pour nous c’était formidable. Je n’avais jamais vu ça, c’était absolument fascinant. J’ai fait deux ans de service militaire. Pendant ces deux ans, j’ai appris à utiliser l’informatique au moment où c’était littéralement une activité balbutiante.

Quand j’ai été libéré, en 1962, j’ai aussitôt cherché du travail dans mon métier, qui était la recherche pétrolière. Je suis allé voir plusieurs sociétés BRGM, Total…

A cette époque-là, comme la guerre d’Algérie venait de se terminer, les gisements du Sahara étaient en perte de vitesse. On sentait bien que ça nous échappait. Non seulement ils n’embauchaient plus, mais des géologues comme moi, il en entrait par bateaux entiers d’Afrique. Ils prenaient toutes les bonnes places. Je n’ai pas trouvé de boulot.

J’avais gardé de très bonnes relations avec les gens avec qui j’avais été en contact à IBM. Je me suis dit après tout pourquoi pas et je suis allé les voir. Ils étaient ravis car ils n’avaient pas besoin de me former, puisque j’avais été formé par l’armée. Et donc ils m’ont employé tout de suite. Je suis entré chez IBM fin 1962 je crois.

C’était pour IBM aux Etats-Unis ?

Jean-Michel : Non, à Paris, IBM France. Je vous être ce qu’on appelait ingénieur commercial à l’époque. IBM avait la réputation d’être une société où si on voulait réussir il fallait être dans le commercial, qui avait une partie technique bien sûr. Mais ils m’ont d’abord expédié au laboratoire de développement de La Gaude à côté de Nice. J’ai eu la chance de travailler sur les premiers systèmes de transmission de données qui étaient quelque chose de très nouveau à l’époque. On mettait les données à un bout d’un fil et on les récupérait à l’autre bout, c’était comme un miracle avec les premiers modulateurs.

C’était très intéressant. Je ne suis pas resté très longtemps. J’ai demandé très vite ma mutation au service commercial Paris. Mais comme j’étais mieux formé que la plupart de mes camarades, j’ai tout de suite eu la chance de pouvoir être affecté à des gros comptes SNCF, EDF, des choses comme ça. Ça a duré une dizaine d’années. J’avais sous ma responsabilité l’EDF, le Gaz de France, l’INSEE, toute la sécurité sociale, les hôpitaux …

 Antoine : C’était un gros portefeuille.

Jean-Michel : C’était un gros portefeuille. Et c’était passionnant, puis ça changeait tout le temps. C’est une société qui était extrêmement dynamique à l’époque, qui était très jeune. La moyenne d’âge était 32 ans. Il y avait un état d’esprit extraordinaire.

J’aimais beaucoup et je comptais faire carrière dans ce métier. Ce qui a un peu changé ma façon de voir les choses, c’est d’abord qu’il y a eu mai 68. Alors je n’ai pas fait la révolution, mais malgré tout c’était un vent nouveau qui soufflait.

J’étais jeune, j’ai connu ma femme d’ailleurs à cette époque, on faisait les barricades ensemble. On a visité la Sorbonne, et le théâtre, je ne sais plus comment il s’appelle. Je voyais régulièrement mon père. J’allais à Pauillac de temps en temps, il travaillait beaucoup. Il était devenu maire de Pauillac, il débordait de boulot.

Un jour où je déjeunais avec lui à Paris dans un restaurant qui s’appelait « Le Beaujolais », rue d’Hautefeuille, un nom prédestiné, il venait voir sa compagnie d’assurances qui était près de là où j’étais, en bavardant je lui demande comment ça va. Il me dit qu’il n’y arrive pas, qu’il a trop de boulot. L’agence à Pauillac marche bien. En plus son frère était mort, il fallait qu’il s’occupe de celle de Dax aussi. Il avait la mairie de Pauillac où il était conseiller général, il m’a dit « je suis débordé, je n’arrive pas à faire ce que j’ai à faire ».

C’était en 1971. « Ton grand-père est trop âgé, il ne peut pas s’occuper de Lynch-Bages. Je suis obligé aussi de m’occuper de la propriété tout en lui faisant croire que c’est lui qui décide. », enfin il était un peu déprimé, quoi.

Antoine : C’était un petit burn out.

Jean-Michel : Et il me dit : « Les affaires vont un tout petit peu mieux en 1971. Je me demande si ce ne serait pas le bon moment pour nous débarrasser des vignes. ». Je lui dis : « Papa, attends, pourquoi ? ». Il me dit : « Parce que je n’y arrive pas, je ne peux pas tout faire. ». Et c’est là que je lui ai dit : « Et si je venais m’installer à Pauillac, ton agence d’assurances est assez grosse pour deux, j’aurai de quoi vivre. J’apprends à faire les assurances, ça c’est une sécurité et puis à nous deux on pourra tout garder. ».

Alors la première réaction ça a été, il m’a regardé et il m’a dit : « Ça ne va pas venir habiter Pauillac ». J’étais parti depuis vingt ans moi et je lui dis : « Eh bien écoute, pourquoi pas, on pourra en discuter, on verra, il faut que j’en parle avec ma femme, etc. ». Elle, elle croyait qu’elle avait épousé un ingénieur à Paris un an plus tôt. Finalement on a discuté et au bout de deux ans j’ai fait le saut. Je suis d’abord allé suivre des cours pour apprendre à faire des assurances. Je sais très bien rédiger une police d’assurance incendie ! J’ai passé trois mois à apprendre à faire des assurances et je suis venu m’installer à Pauillac.

Mon grand-père est mort entretemps, en 1972. Arrivé à Pauillac le problème c’est que les affaires qui n’étaient pas terribles sont devenues catastrophiques.

On est arrivés en juillet. En septembre, il y a eu le choc pétrolier de 1973 qui a eu pour conséquence de faire augmenter les taux d’intérêt, de l’ordre de 4 pourcents avant jusqu’à 20, même 25 pourcents, autrement dit il n’y avait plus d’argent. On ne pouvait plus emprunter pour financer les stocks, c’était impossible. La profession s’est effondrée. Six mois après mon arrivée ici, je faisais des assurances mais tout ce qui était le vin nous filait entre les doigts quoi, et ça a duré plusieurs années. Ça n’est reparti véritablement un peu qu’à la fin des années 1970.

Entre 1974 et 1979 pratiquement, on a été au bord du précipice, c’était compliqué. En plus, ça a été une époque où la technique œnologique a fait des progrès considérables. Il a fallu moderniser des installations qui n’avaient pas changé d’un iota depuis le dix-neuvième siècle. Il n’y avait pas eu une tuile changée à Lynch-Bages depuis 1880. Et c’était partout pareil dans la région.

A cause des progrès de l’œnologie, on ne pouvait pas utiliser les anciens matériaux. Comme les affaires étaient difficiles, les acheteurs en général étaient devenus beaucoup plus exigeants sur la qualité du produit. On a découvert qu’il fallait absolument faire la fermentation malolactique. Jusqu’en 1974, personne ne s’en préoccupait dans la région. Si elle se faisait, tout allait bien ; si elle ne se faisait pas, on se disait qu’elle se ferait plus tard.

Quand les affaires sont devenues difficiles, les négociants ont dit : « Moi, un vin qui n’a pas fait sa fermentation malolactique, moi je ne l’achète pas, ou je ne le paie pas. ». Ça a mené les gens à pratiquer des méthodes qu’ils ignoraient. Le maître de chai que j’avais à Lynch-Bages en 1973 ne savait pas ce que c’était la fermentation malolactique. C’était un très bon maître de chai, mais il était comme la plupart des autres.

Le père Gaston Moreau qui avait le chai ici derrière, en 1974 ou 1975 est venu me dire : « Le négociant, j’ai vendu mon vin, il est en barriques et il ne veut pas le prendre ». Je lui ai dit : «  Mais pourquoi ? ». « Parce qu’il n’a pas fait sa malolactique. Qu’est-ce que c’est ce truc-là ? Il est bon mon vin. ». Le négociant avait vu un moyen de se débarrasser d’un vin qu’il ne voulait plus.

On était tous à la même enseigne. Il fallait qu’on soit sûrs que les choses basiques que le malolactique soient faites. La plupart des installations n’étaient pas équipées pour pouvoir le faire dans de bonnes conditions. On ne s’en était jamais préoccupés avant. Nous notre chai, le cuvier, datait de 1866, n’avait pas du tout été bouché donc il a fallu moderniser tout ça.

Peu à peu on a réussi à passer la période un peu difficile, c’est-à-dire la période 1974-1980 qui a été la plus dure. En plus, les vins n’étaient pas d’une qualité extraordinaire. Ce qui nous a sauvés il faut bien le dire, c’est que dans le même temps où la technique évoluait beaucoup, et brutalement, les marchés ont évolué aussi. Les marchés du vin de Bordeaux, avant les années 1970, c’était essentiellement l’Angleterre, les pays du nord de l’Europe, un peu la France.

Paris par exemple, au lendemain de la guerre, était un marché pour le bourgogne. Je me souviens que mon père disait : « Il se vend à Paris huit bouteilles de bourgogne pour une de bordeaux. », en 1950. On avait du chemin à parcourir. Le marché était assez étroit, le marché anglais était bon, le marché du nord de l’Allemagne, de la Hollande, les villes hanséatique. C’était ça le marché de bordeaux.

Puis, à partir des années 1970, le marché américain s’est ouvert sous l’influence de gens comme Alexis Lichine en particulier qui était très important pour nous. Puis le marché japonais qui a commencé à fonctionner à partir de 1978, fin des années 1970. Et puis, je me souviens d’avoir fait beaucoup de promotions sur Paris qui était une terre de mission à l’époque pour nous. La Suisse, l’Allemagne, qui étaient des marchés de bourgogne.

Le marché, qui était très centré sur les îles britanniques et les pays du nord s’est étendu dans les dix ans qui ont suivi 1975. Ça a changé, ça a beaucoup amélioré la situation.

C’étaient les premières fois que vous voyagiez aussi ?

Jean-Michel : Que je voyageais ? Non, j’avais été aux Etats-Unis avant.

Antoine : Ah oui c’est vrai, vous aviez été au Texas aussi.

Jean-Michel : Grâce à l’expérience que j’avais fait de voyager, je parlais plutôt bien anglais. Ça m’a aidé beaucoup. Quand j’ai commencé à voyager aux Etats-Unis en 1979, j’étais ami avec le directeur à l’époque de Mouton-Rothschild, qui s’appelait Philippe Cottin.

Pour les premiers crus en 1975-1976, ils avaient monté un programme de promotion de diners dans plusieurs villes aux Etats-Unis avec des distributeurs. Il y avait les 5 premiers crus, il n’y avait pas Pétrus mais il y avait Haut-Brion, Lafitte, Latour, Bouton, Margaux, oui c’est ça. Il y avait un des propriétaires qui accompagnait ce voyage annuel.

Un jour, Philippe Cottin m’appelle, m’explique ce qu’ils font aux Etats-Unis, et il me dit : « Jean-Michel, la personne qui devait y aller l’année prochaine ne peut pas y aller. C’était un Rothschild  qui devait y aller. Alors on s’est réuni entre nous et ils sont d’accord si vous voulez le faire, vous parlez anglais. Vous allez représenter les premiers crus de Bordeaux et bien sûr on rajoutera Lynch-Bages. » Pas de problème. J’ai dit oui.

En 1979 j’ai débarqué à Los Angeles avec ma femme pour la première fois. Le lendemain on avait un dîner à Ma Maison, qui était le restaurant à la mode de Los Angeles, le truc où il y avait tous les acteurs de cinéma et tout. On débarquait sur une autre planète et c’était marrant. Le chef c’était Wolfgang Puck, je ne sais pas si ce nom vous dit quelque chose, une célébrité aux Etats-Unis. Aujourd’hui, il doit avoir 50 restaurants. Mais à l’époque, il était tout jeune, c’est un autrichien.

On a fait Los Angeles, et on a circulé dans les Etats-Unis pendant deux ou trois ans. L’année d’après, comme cela s’était bien passé, et qu’eux ça les embêtait, ils m’ont dit : « Est-ce que vous ne voulez pas recommencer. »? Je l’ai fait pour eux en rajoutant Lynch-Bages. Pour moi c’était remarquable.

Au bout de 3 ans, ils ont décidé d’arrêter, ils ne voulaient plus le faire. Un hongrois extraordinaire qui était leur représentant aux Etats-Unis et avec qui j’étais devenu ami me dit : « Mais vous n’allez pas arrêter ». Je lui dis : « Si. », et il m’a dit : « Trouvez-moi 3 ou 4 bons viticulteurs à Bordeaux et on n’a pas besoin des premiers crus, on va le faire sans eux. ».

Je n’y croyais pas trop au début. Mais je suis allé voir Bruno Prats qui était du Cos d’Estournel, Claude Ricard qui était du Domaine de Chevalier, Thierry Manoncourt de Figeac, et Michel Delon de Leoville Las Cases, et on est repartis avec un groupe de cinq. On a fait ça pendant des années, on le fait encore. Ce n’est plus tout-à-fait la même chose. Ça nous a permis de sillonner les Etats-Unis. On est partis dans des petites villes et on a connu énormément de gens de cette manière-là, à un moment où le marché américain se développait beaucoup. Ça a été très bénéfique pour nous.

En plus c’était passionnant, on a rencontré quantité de gens intéressants. Ce n’est plus le même groupe qu’autrefois et c’est mon fils qui s’en occupe.  En 1985, j’ai eu la chance d’être désigné par le Wine Spectator comme numéro 1 dans son top 100 de l’année, ça a aidé aussi.

Antoine : Bien sûr. On n’est encore qu’en 1985, il nous reste encore une quarantaine d’années.

Vous avez parlé de votre épouse. Il y a eu deux ans entre le moment où vous avez eu cette discussion avec votre père au restaurant et le moment où vous êtes partis pour Pauillac.  Quelle a été la réaction de votre épouse à ce moment-là ?

Jean-Michel : Pas de réaction.

Antoine : Ok.

Jean-Michel : D’abord, elle n’était pas française. Elle est portugaise, originaire du Mozambique. Elle a vécu toute sa vie au Mozambique. Entre Paris et Pauillac, elle ne voyait pas beaucoup de différences ; non je dis ça, ce n’est pas vrai, puis on avait 4 enfants.

Oui, en fait c’était plutôt opportun, finalement. C’était une belle opération pour s’éloigner de la capitale, pour avoir plus de place?

Jean-Michel : Pour elle oui, je crois qu’elle était surtout mère de famille. Elle était contente à Paris, à Pauillac elle s’est très bien adaptée. Elle m’a suivie partout où je suis allé. Comme elle parlait anglais couramment elle m’a été extrêmement utile. Quand on voyageait avec elle, c’était souvent plus un atout qu’autre chose. Elle a été très importante, très utile. Elle s’était fait beaucoup d’amis dans le métier. Rien que le fait de parler anglais c’était très pratique. Elle avait été à l’école en Rhodésie, chez les anglais. Je suis trop bavard ?

Antoine : Non pas du tout, on a le temps, c’est très bien.

On arrive en 1985, les Etats-Unis s’ouvrent, le château Lynch-Bages se développe Vous avez une nouvelle toiture du coup, vous avez une nouvelle vie.

Jean-Michel : Pendant toute cette époque-là, on a construit des nouveaux cuviers, on a aménagé tout ce qu’on avait. On a transformé des bâtiments. Par exemple, on a transformé la grange où il y avait les vaches en cuvier, l’écurie aussi, tout ça. C’était un bouleversement.

Mais on le faisait de façon continue avec les moyens du bord parce qu’on n’avait pas beaucoup de moyens. On adaptait. Sur le plan technique on a été dès le début de 1973, suivis par Emile Peynaud. C’était notre conseiller, et il m’a beaucoup appris. J’ai été suivre des cours à la faculté pour apprendre un peu d’œnologie quand même, et Peynaud a été formidable. Ma première récolte en 1973 on a failli tout perdre à cause de toute cette saloperie de fermentation lactique. C’était panique à bord.

Parce qu’il fallait la faire, c’était devenu obligatoire de la faire pour des raisons commerciales. Mais on ne savait pas la faire. On avait du matériel qui n’était pas adapté. On attendait qu’elle se fasse toute seule dans des cuves en bois pourries, ce n’était pas possible. Ça partait au vinaigre. On était à deux doigts de perdre la récolte au vinaigre.

C’est pour ça qu’on a fait appel à Peynaud pour qu’il vienne nous tirer d’affaire. Il était formidable. Il avait une grande qualité puisqu’il avait vu tous les cas de figure, il était extrêmement rassurant. Et on a eu plusieurs fois des périodes où je n’en dormais plus quoi.

A ce point-là ?

Jean-Michel : Oui. A la récolte 1981, on a eu un arrêt de fermentation sur deux tiers de la récolte, je n’en dormais plus. Surtout qu’on était, du point de vue financier sur le fil du rasoir. Si on avait perdu deux tiers de la récolte, on n’existait plus. Et on n’a jamais sur ce qui s’est passé.

Mais Peynaud nous a rassurés et on a pu rétablir la situation. Mais il y avait des choses très mystérieuses, on n’a jamais pu expliquer cette histoire de la récolte 1981.

Et on n’a pas été les seuls d’ailleurs, en 1981 et 1982. En 1982 nous on n’a pas eu de problèmes ; mais je sais qu’il y a d’autres propriétés qui ont eu des problèmes en 1982 analogues à ceux que nous avions eus en 1981. Les levures sont des êtres vivants. On ne maitrisait pas les choses comme aujourd’hui. Le matériel n’était pas adapté, donc les déviances étaient faciles.

Depuis tout c’est accéléré pour Lynch-Bages ?

Jean-Michel : A quel point de vue ?

Antoine : Tous, j’ai l’impression. Sur le point de vue technique ?

Jean-Michel : On n’a pas cessé de faire des progrès. Encore aujourd’hui, ça n’arrête pas. Je suis stupéfait de voir tout ce qu’on découvre, ce qu’on apprend. Dans la vinification, il n’y a plus grand-chose aujourd’hui. L’essentiel a été fait dans les années 70-80.

Antoine : Oui, il y a toujours des tests, toujours des nouveaux contenants…

Jean-Michel : Oui, on peut toujours inventer des trucs oui. Mais je parle scientifiquement, alors des tests oui… J’ai vu qu’on teste des cuves en verre maintenant, mais bon pourquoi pas.

On fait des progrès dans la compréhension des phénomènes, mais le plus gros est acquis depuis longtemps. En revanche, là où il y a énormément de progrès depuis une vingtaine d’années, c’est dans l’agriculture. Et on continue à en faire, ça continue à progresser dans la connaissance de la plante, les conditions. Je ne parle pas de tout le débat sur le bio ou le pas bio, ça c’est encore autre chose.

Sur la manière de traiter la plante et tout ça, c’est très long à acquérir. Il y a eu énormément de progrès de faits ces 25 dernières années. Les progrès en œnologie c’est surtout dans les années 80-90.

Vous avez été témoin, du coup, et acteur, de l’ouverture des Etats-Unis au vin. Mais vous l’avez été aussi d’un autre, énorme marché.

Jean-Michel : Après il y a eu l’Asie.

Antoine : Exactement !

Jean-Michel : Oui, pour moi ça a commencé en 1989.

Antoine : C’est tôt, à l’échelle de l’Asie.

Jean-Michel : J’ai reçu un coup de téléphone d’un de mes amis qui était président d’une zone champagne qui me dit : « J’ai un client à Hong-Kong qui cherche un assez gros volume de vins de bordeaux mais il faudrait qu’il ait un peu d’âge. On ne lui propose que des vins jeunes et il voudrait des vins un peu plus vieux. Je pensais que tu pourrais peut être intéressé. ». Je lui dis : « Qui c’est ? ». « C’est un Suisse allemand, qui travaille pour la société Cathay Pacific. ». Je lui ai dit : « Qu’est-ce que c’est ? ». Il me dit : « Une compagnie aérienne ».

Je n’en avais jamais entendu parler. J’ai pris contact avec ce Monsieur qui me dit qu’effectivement il cherche du vin. Pourquoi que son grand concurrent, Singapore Airlines, commence à servir du bordeaux sur ses vols en premières classes. Il veut lui damer le pion parce que Singapore Airlines servait du vin jeune, d’un ou deux ans.

Il voulait un grand cru mais qui ait 8 ou 10 ans d’âge, mais il n’en trouvait pas. J’en avais pas mal de vin de récoltes précédentes. Finalement, on a commencé à discuter. Moi, je ne les connaissais pas, je me méfiais un peu quand même. D’autant plus qu’il voulait payer tout de suite, mais en yens. Pour moi, c’était une monnaie un peu bizarre. Finalement pour aller tout de suite au bout de l’histoire, on leur a vendu, tenez-vous bien, 23000 caisses de vin, d’un coup, payées cash, en yens !

Antoine : Ca devait faire des millions de yens du coup !

Jean-Michel : Ca faisait beaucoup de yens, oui. C’était une affaire, on n’avait jamais vu ça ! C’est la plus grosse affaire que j’ai faite dans ma vie. On est passés par un négociant de Bordeaux d’ailleurs pour gérer le truc. Je m’étais renseigné avant auprès de la Banque Française du commerce extérieur et de Claude Bébéar qui était le président d’Axa, qui était un ami. Je lui avais demandé de regarder le contrat. J’ai dit : « Tu as des spécialistes financiers dans ton truc, qu’ils jettent un coup d’œil sur ce truc-là que je ne sois pas en train de me faire rouler. ».

On a signé et on a été installés donc à partir de 1989 en première classe dans tous les vols Cathay Pacific, en particulier tous ceux qui irriguaient l’Asie, Londres, etc. Ce qui a été un coup de pouce extraordinaire. Ils m’ont demandé d’aller à Hong-Kong, où je n’étais jamais allé, pour faire la formation des hôtesses de l’air. Il fallait leur apprendre à déboucher les bouteilles, parler du vin, etc. C’était des gamines, la moyenne d’âge c’était 22 ans. Il y avait 11 nationalités, toutes plus ravissantes les unes que les autres. Et on a débouché des bouteilles.

Antoine : Y a pire quand même.

Jean-Michel : Oui. mais j’ai connu pas mal de gens à Hong-Kong à cette occasion, dont un chinois qui avait un bistro là-bas et qui voulait à tout prix que j’aille à Pékin avec lui. Je n’avais pas très envie d’y aller, d’autant plus qu’on ne vendait pas une goutte de vin en Chine continentale.

Finalement, 1991 il m’a convaincu d’aller à Pékin et il m’a pris un stand dans une foire alimentaire. C’était une sorte d’exposition, de salon à Pékin. Je suis parti avec un ami, un bordelais, avec quelques vins dans l’idée de le faire gouter aux gens. Il n’y avait pas d’acheteur, on voulait voir la réaction des gens.

On avait demandé du rouge et du sauternes. A Pékin, le chinois nous a obtenu une limousine noire. Sur le pare-brise, il y avait indiqué « state guests », invités de l’état. On passait partout avec ça, c’était merveilleux. Au salon, on ne vendait rien. Les gens qui passaient dans les allées, et on leur disait : « Venez gouter du vin. », on avait une interprète chinoise. C’était du rouge, ils goutaient et ils le recrachaient, c’était dégoutant pour eux.

Ils ne supportaient pas le gout du tanin. C’est très éloigné des goûts chinois. En revanche, le sauternes ils le buvaient comme moi je bois de l’eau. En partant, je parlais avec le copain avec qui j’étais parti et je lui ai dit : «  On vendra peut-être le sauternes un jour dans ce pays, mais le rouge ce n’est pas la peine. ». On s’est drôlement trompés.

Tout a changé en Chine en 1993. Il y avait eu cette émission à la télévision américaine « 60 minutes », sur le paradoxe français. Le reportage montrait que le vin était bon pour le cœur. Les chinois, qui sont très préoccupés par leur santé, se sont mis à acheter du vin comme médicament. Les premières affaires que j’ai faites en Chine, en 1995, ça a été 80.000 bouteilles d’un petit bordeaux qu’on a vendu à un société de produits pharmaceutiques qui les a vendus à des pharmacies.

Antoine : Incroyable !

Jean-Michel : Oui, dans les pharmacies chinoises, ils vendaient du vin. Ça s’appelait « Les Amoureuses ». Ils avaient fait une étiquette spéciale avec deux femmes avec des chapeaux à fleurs.  C’était notre première affaire là-bas. Ils se sont mis à acheter du vin, mais c’est Hong-Kong qui a été le point d’entrée. Il y a eu beaucoup de contrebande, ça a été compliqué.

Vous avez été victime de contrefaçons ou de choses comme ça ?

Jean-Michel : Oui, beaucoup. Il avait un type qui faisait du Lynch-Bages. C’était la même étiquette. Au lieu de Château Lynch-Bages, il y avait écrit Pauillac-Lynch-Bages. En dessous, il y avait écrit « vin du Languedoc », mais peu importe ce qu’il y a écrit sur l’étiquette, le chinois ne le lit pas. Il y avait du Lafitte où il y avait écrit « Vin du Midi ».

On a essayé de faire cesser ce truc-là, c’est un peu énervant. On a pris un cabinet d’avocats à Shanghai et ils ont réussi à trouver l’origine à Schenzen, qui près de Hong-Kong. Ils ont trouvé le bureau. Ils ont demandé s’ils pouvaient acheter du faux Lynch-Bages. Il a dit qu’il n’y en avait pas. Il se méfiait. Puis il leur a retéléphoné peu de temps après. Il a dit qu’il pouvait en avoir mais qu’il fallait en commander au moins 25 caisses. On ne l’a pas fait.

Il y en a toujours, j’ai même vu un catalogue de vins de contrefaçon. La vraie contrefaçon, c’est celui qui fait du faux Lafitte ou du faux Mouton-Rothschild et qui copie tout au détail près et il le vend pour du vrai. C’est ce qu’a fait le faussaire qui s’est fait arrêter en Amérique. Mais la plupart des faux en Chine, ce n’est pas ça. Ce sont des choses qui ressemblent mais qui ne sont pas identiques.

Par exemple, le Lynch-Bages, l’étiquette était semblable, mais il n’était pas écrit Château Lynch-Bages. Il était écrit Pauillac Lynch-Bages. Je me rappelle avoir vu un Château Lafitte, il était écrit Chatreal Lafitte. Ce sont les mêmes dessins et caractères mais pas les mêmes mots. Le chinois de base, il ne regarde pas si c’est la même chose. Ce sont des contrefaçons mais c’est un peu plus compliqué que ce ça.

Jean-Michel : Lors de mon premier voyage en Chine, j’ai vu un atelier de mise en bouteilles qui étaient étiquetées bordeaux. C’était un faux quoi.

Antoine : C’est incroyable.

Jean-Michel : Je me rappelle un jour avoir visité un casino à Macao où ils avaient une cave extraordinaire, il y avait des Pétrus… En revenant à Bordeaux, j’ai déjeuné avec Christian Moueix, qui s’occupait de Pétrus à l’époque, et je lui  ai raconté et il m’a dit : « Ils sont tous faux. ».

Antoine : Depuis le marché chinois a grandement évolué à propos de l’éducation du consommateur sur les grands crus.

Jean-Michel : Oui ça a évolué mais c’est grand le marché chinois.

Antoine : Oui et il y a encore beaucoup de choses à faire.

Il y a un élément dans votre parcours qui est aussi très intéressant, c’est le moment où vous avez travaillé avec Axa Millésimes. Vous les avez accompagnés dans leurs acquisitions de différents Châteaux. Est-ce que vous pouvez nous raconter comme ça se passait et quel était votre rôle ?

Jean-Michel : Ça s’est fait parce que j’étais au lycée avec Claude Bébéar, qui était le président d’Axa. On était resté copains, on se voyait régulièrement. C’est un amateur de bonnes choses. Quand il venait en vacances au Cap Ferret où il avait une maison et nous aussi, on partait ensemble dans le Gers pour aller déguster des foies gras. Un jour en 1985, il m’a téléphoné pour me dire qu’il était en train d’acheter une propriété pour Axa à côté de chez moi. L’équipe qui s’en occupait n’y connaissait rien en vin. Il m’a demandé si je pouvais leur donner un avis. Il s’agissait de Cantenac Brown.

J’ai fait la connaissance de son équipe, c’était en fait Bernard Robin qui était le directeur des acquisitions pour le groupe Axa. Comme toutes les compagnies d’assurances, ils achètent des biens réels qui sont des contreparties des engagements qu’ils ont pris via à vis de leurs clients. Ce sont des garanties pour payer plus tard les retraites, les assurances-vie, les sinistres etc. Ils ont des règles légales à observer. Il avait eu cette idée. J’ai donc participé à la discussion avec le propriétaire de l’époque qui nous a trompés, il a signé dans notre dos avec quelqu’un d’autre. Quand je dis notre dos, c’est parce que j’étais avec l’équipe. Ça ne me concernait pas beaucoup.

Quelque temps après, en 1986, Claude me rappelle et me dit qu’ils sont sur une autre affaire, qui est Château Pichon-Longueville à Pauillac. Mais c’était en train de raté. Ils voulaient mon aide. Je connaissais bien la famille Bouteiller, les vendeurs. J’ai pu rabibocher la discussion. Ils ont acheté Pichon. Claude Bébéar m’ a dit : « Maintenant qu’on a acheté ça, il faut le faire tourner, est-ce que ça t’intéresse ? ».

Je me suis retrouvé responsable de l’exploitation de Pichon. C’était dans un état pas possible. Il fallait reconstruire l’ensemble des chais et ça m’intéressait beaucoup. Après Pichon il y en a eu d’autres, finalement j’ai passé un accord avec Claude Bébéar. J’ai créé une société de gestion et on a acheté ensemble sept propriétés : Suduiraut, Quinta do Noval, Disznókö en Hongrie…  On a construit un groupe qui tenait la route et voilà. Ça été passionnant. A Pichon on a tout reconstruit, je voulais le faire avec Chien Chung Pei, qui est le fils de Ieoh Ming Pei, l’architecte qui a fait le Louvre. Je l’avais connu quand il construisait le Louvre.

Comment vous l’avez connu ?

Jean-Michel : Je l’ai connu parce que j’ai diné avec lui un soir, par hasard. J’étais à ses côtés et on a sympathisé. Il était américain et il parle très bien le français, sa femme vietnamienne et française. Il m’avait invité à visiter le chantier du Louvre. D’ailleurs, il venait de découvrir les fondations du château de Philipe-Auguste, en-dessous. C’était stupéfiant. Donc j’étais resté en contact avec lui, il était à New-York. Il participait à des clubs de vin, c’était un grand amateur de vins.

Quand il s’est agi de construire Pichon, je lui ai demandé si ça l’intéressait et il a dit oui. On s’était plus ou moins mis d’accord. Malheureusement, à cette époque il avait un chantier en cours avec un client californien. Le client voulait l’exclusivité donc il n’a pas pu le faire. On est resté en contact et quand il s’est agi de construire Lynch-Bages, il était encore en activité. Je suis allé le voir avec Jean-Charles et on a fini par travailler avec lui. On est très contents.

Antoine : On hâte de découvrir tout ça !

Jean-Michel : Ça a été un choix. Soit on faisait du faux vieux ou on allait vers quelque chose de plus contemporain. L’avenir nous dira si on a eu raison. En tout cas, moi ça me plait. Vous verrez, c’est bien. Axa ça s’est passé comme ça.

Après Pichon on a récupéré Cantenac Brown. La compagnie du midi qui avait acheté Cantenac Brown a été rachetée par Axa. Du coup, on a récupéré Cantenac Brown sans avoir à l’acheter. Après, il y a eu Petit Village, je l’ai acheté à mon copain Bruno Prats qui voulait régler ces affaires de famille. Ensuite, Quinta do Noval, ma femme étant portugaise c’était plus facile.

Ça a été une aventure incroyable. La comptabilité portugaise c’est artistique. Ce n’était pas simple. Mais c’est une propriété magnifique, j’en rêvais. J’y avais été une fois par hasard, et ça m’avait ébloui. L’endroit est magique. Quand j’ai su que la famille Van Zeller était vendeuse, je me suis précipité.

L’aventure la plus passionnante de toute, ça a été la Hongrie. Le redémarrage du vignoble de Tokay, qui était pratiquement à l’abandon, après 50 ans de régime communiste. Suduiraut c’était plus difficile. Mais le sauternes est plus difficile.

Antoine : Oui c’est vrai, et encore aujourd’hui.

Jean-Michel : Et j’entends encore mon grand-père au repas dominical qui se plaignait que les affaires allaient mal dans les années 40-50. Il disait : « J’aurais mieux fait d’acheter des vignes à sauternes. ». Comme quoi on peut se tromper.

Antoine : Oui, au final pas forcément.

Vous avez parlé un peu de Jean-Charles, votre fils. C’est lui qui s’occupe désormais de Lynch-Bages. Comment ça s’est passé avec lui ? Est-ce qu’il a toujours voulu faire ça ?

Jean-Michel : Non. Il a fait ses études en France. Ensuite il a fait des stages dans la gestion, dans les banques. Il a fait un diplôme en sciences économiques. Après il est parti au Brésil. On a quelque fois envisagé qu’il reprenne la suite. Parmi mes enfants c’était lui qui paraissait le plus disposé. Je lui ai toujours dit : « Il faut que tu fasses autre chose avant. ». D’abord je n’étais pas très vieux à l’époque. Je pense qu’une expérience professionnelle dans un secteur différent c’est toujours bon. Je lui disais : « Fais ta carrière et si un jour tu veux venir, on en discute. », je ne l’ai pas du tout poussé à venir, au contraire. C’était très utile qu’il aille voir ce qui se passait ailleurs.

Il est parti au Brésil où il a été contrôleur de gestion chez Valeo, l’usine de pièces détachées automobiles. Son contrat V.I.E. s’est terminé. Il aimait beaucoup le Brésil. Il avait trouvé un job au Crédit Lyonnais Brésil. Sauf qu’il lui fallait un passeport d’immigrant définitif qu’il n’avait pas.

Ça a duré longtemps et en attendant il était ici, il ne faisait rien. Ils sont très durs les brésiliens pour ça, ils protègent leurs candidats. Ils accordent des permis de travail permanent pour des jobs pour lesquels il n’y a pas de trop de candidats brésiliens. On a pris un avocat au Brésil pour essayer de faire avancer le dossier.  Finalement au bout de plusieurs mois, je lui ai dit « En attendant, j’ai un poste de vendeur dans une société de négoce qu’on avait. Il a dit d’accord. Et puis, finalement il a accroché et au bout de quelques années, il a voyagé dans le monde entier.

Moi je suis tombé malade. J’avais vu trop d’exemples de gens qui ne savaient pas s’arrêter. Il m’a remplacé à partir de 2007 il a eu le titre de directeur général. Au début ça a été un peu difficile. Je suis retombé malade en 2011 et là j’ai compris que c’était le moment. Etre à deux c’est compliqué, on est pas d’accord sur tout.

J’avais aussi commis une erreur importante. Je lui avais donné le titre mais pas les attributs du titre. C’est-à-dire que j’avais gardé le beau bureau, et ça, ce n’est pas bon. Les gens quand ils arrivaient, ils venaient chez moi directement. Alors je disais : « Le patron c’est lui. ». Ça s’est très bien passé, il est solide. On a passé des moments difficiles. D’ailleurs tout ce qu’on vient de faire, ça demande beaucoup de préparation sur le plan de la gestion et du financement. Il s’en est très bien sorti.

Je serais ravi de faire un épisode avec lui, je pense qu’il serait intéressant d’avoir son point de vue là-dessus. Si vous aviez l’occasion de dire quelque chose à Jean-Michel Cazes quand il était encore tout jeune et qu’il déjeune avec son père au Beaujolais, vous lui diriez quoi ?

Jean-Michel : De ne pas se décourager. Ce qui est certain, c’est que j’étais à mille lieues d’imaginer que les choses tourneraient comme elles ont tourné. Aujourd’hui le panorama du vin 2021, n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’il était en 1970. On est dans un environnement différent. Je n’ai jamais cru au plan de carrière. Si j’avais dû faire des plans, ils auraient tous été faux.

En revanche, je crois que la vie vous mets face à des décisions, des virages qu’on prend ou qu’on ne prend pas, qu’on prend du bon côté ou pas. On ne sait pas trop pourquoi au moment où ça se produit. Le hasard fait bien les choses, peut les faire mal aussi. J’ai l’impression d’avoir toujours été un peu balloté par des évènements qui se sont produits, mais qu’il y a des opportunités qui se présentent et il faut les prendre au moment où elles se présentent.

Il me reste trois questions de fin de podcast qui sont assez traditionnelles. Est-ce que vous avez une dégustation coup de cœur ?

Jean-Michel : J’en ai plein. Pour différentes raisons, c’est les vins des 50 qu’a faits mon grand-père. C’est 50, 52, 59, 62 aussi. C’était une période pendant laquelle mon grand-père avec des faibles moyens a réussi à faire des vins exceptionnels et qui ont été à la base de la réputation de Lynch-Bages. Je vous ai parlé d’Alexis Lichine, il a été le premier négociant qui a imaginé de faire ce qu’on appelait dégustation à l’aveugle. Ça n’existait pas avant. Il était américain, il avait d’autres méthodes et il organisait régulièrement des dégustations. Il mettait des premiers crus et puis des vins qu’il aimait comme Lynch-Bages, comme Pichon…

C’est lui qui a sorti Lynch-Bages de l’anonymat dans les années 50 grâce à ces millésimes que mon grand-père a faits, et qui sont extraordinaires. Comment il les a faits à l’époque, je n’en sais rien parce qu’il n’avait pas beaucoup de moyens. Mais je pense qu’il était bon vinificateur à une époque ou très peu de gens l’était. Il faisait des vins qui étaient un peu différents des médoc classiques. Ses vins étaient plus mûrs. Il avait un principe, il vendangeait huit jours après Latour. Ce n’était pas très scientifique.

Finalement, ça voulait dire qu’il cherchait la maturité complète à une époque où la plupart des gens ne la cherchaient pas. Les autres cherchaient la sécurité. Il a eu des pépins, en 64 il a vendangé plus tard mais il s’est mis à pleuvoir et ça a pourri comme ce n’est pas possible. Mais pour moi, ces vins-là sont très bons et chargés d’émotion. Un vin n’est pas uniquement de la perception organoleptique, c’est le génie dans la bouteille comme on dit.

Est-ce que vous avez un livre sur le vin à me recommander ?

Jean-Michel : Oui, le dernier bouquin sur Bordeaux, c’est à mon avis le meilleur qui n’ait jamais été fait sur la question, c’est celui de Janne Anson.

Antoine : Oui, un livre absolument magnifique.

Jean-Michel : Et alors sur le vin en général, il y a Bertal. C’est un auteur du 19eme siècle qui a décrit le Médoc, et c’est extraordinaire. Sur la vie au Médoc en 1880. Et sur le vin il y en a un qui la base, c’est «  Le goût du Vin », D’Emile Peynaud.

Antoine : C’est un grand classique.

Qui devrait être la prochaine personne que je devrais interviewer dans ce podcast ?

Jean-Michel : Éric Boissenot, un œnologue, et un type vraiment très bien. Il est le fils de Jacques Boissenot qui était œnologue aussi, et élève d’Emile Peynaud. C’est lui qui a pris la suite d’Emile Peynaud dans ses contrats de consulting qu’il avait à droite à gauche. Je travaillais beaucoup avec Jacques Boissenot après Peynaud. Il est décédé et c’est son fils Eric qui conseille tous les premiers crus, Lafitte, Latour, et nous d’ailleurs. 

Antoine : J’ai hâte de le rencontrer.

Jean-Michel : Et parmi les négociants, ça vous intéresse ?

Antoine : Oui, bien sûr. 

Jean-Michel : Alain Mosesse, qui était courtier en vins. Il avait épousé la fille de Balavesse qui était un gros courtier en vins de Bordeaux. Il s’est mis courtier chez le beau-père. Très vite il a pris le dessus. Dans les années 70 et 80, c’est lui qui a accompagné la résurrection du négoce bordelais. Il est remarquable. Alain est devenu négociant avec ses fils.

Dans les viticulteurs, il y a Philippe Courrian. Il est propriétaire du Château Tour Haut-Caussan à Blégnant dans le Médoc  et il a été le pionnier du Languedoc. Aujourd’hui il est installé dans les Corbières, Château Cascadais c’est un endroit très beau, le paradis sur terre. Et Philippe est très intéressant.

Antoine : Formidable ! On partira à la rencontre de ces trois personnes dans les semaines et les mois qui viennent.

Jean-Michel : Et puis, ce ne sont pas des gens dont on parle beaucoup dans les journaux.

Antoine : Et pourtant, ils le méritent ! Merci beaucoup Jean-Michel pour le temps que vous avez passé avec moi.

Jean-Michel : J’ai beaucoup parlé. 

Antoine : C’est fait pour ! J’ai appris beaucoup de choses et j’ai passé un moment formidable.

Jean-Michel : Merci.

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